A en croire nos manuels,ceux d’hier et plus encore ceux d’aujourd’hui, l’héritage de la Grèce et de Rome fut complètement ignoré dans notre monde occidental, de la chute de l’empire romain et du développement du christianisme jusqu’à la «Renaissance» : nuit du Moyen Âge, mille ans d’obscurantisme !
Et d’affirmer, du mêmecoup,que les auteurs del’Antiquité ne furent connus que par l’intermédiaire des Arabes, traducteurs appliqués, seuls intéressés, seuls capables d’exploiter et de transmettre cette culture que nos clercs méprisaient.
Parler d’«Arabes» est déjà une erreur. Dans les pays d’islam, les Arabes,lettrés et traducteurs, furent certainement bien moins nombreux que les Persans, les Egyptiens et les chrétiens de Syrie et d’Irak. La plupart des textes grecs ont d’abord été traduits en langue syriaque, parler araméen de la ville d’Edesse qui a largement survécu à l’islam et ne dispararait qu’au XIIIe siècle. Au temps d’al Ma’mum,septième calife abbasside (813-833), Human ibn Isbak, le plus célèbre des hellénistes, hôte privilégié de la Maison de la Sagesse à Bagdad,était un chrétien. Il a longtemps parcouru l’Asie Mineure pour y recueillir des manuscrits grecs qu’il traduisait ou faisait traduire sous sa direction. Nos livres parlent volontiers des savants et traducteurs de Tolède qui, au temps des califes de Cordoue, auraient étudié et fait connaitre les auteurs anciens. Mais ils oublient de rappeler que cette ville épiscopale, comme plusieurs autres et nombre de monastères, était déjà, sous les rois barbares, bien avant l’occupation musulmane, un grand foyer de vie intellectuelle toute pénétrée de culture antique. Les clercs, demeurés chrétiens, très conscients de l’importance de transmettre cet héritage, ont tout simplement poursuivi leurs travaux sous de nouveaux maitres.
On veut nous faire croire aux pires sottises et l’on nous montre des moines, copistes ignares, occupés à ne retranscrire que des textes sacrés, acharnés à jeter au feu de précieux manuscrits auxquels ils ne pouvaient rien comprendre. Pourtant, aucun témoin, aux temps obscurs du Moyen Age, n’a jamais vu une bibliothèque livrée aux flammes et nombreux sont ceux qui, au contraire, parlent de monastères rassemblant d’importants fonds de textes anciens. Il est clair que les grands centres d’études grecques ne se situaient nullement en terre d’islam mais à Byzance. Constantin Porphyrogénète, empereur (913-951), s’est entouré d’un cercle de savants, encyclopédistes et humanistes; les fresques des palais impériaux contaient les, exploits d’Achille et d’Alexandre. Le patriarche Photius (mort en 895) inaugurait dans son premier ouvrage, le Myriobiblion, une longue suite d’analyses et d’exégèses d’auteurs anciens. Michel Psellos (mort en 1078) commentait Platon et tentait d’associer le christianisme à la pensée grecque. Nulle trace dans l’Église, ni en Orient ni en Occident, d’un quelconque fanatisme, alors que les musulmans eux-mêmes rapportent nombre d’exemples de la fureur de leurs théologiens, et de leurs chefs religieux contre les études profanes. Al-Hakim, calife fatimide du Caire (996-1021), interdisait les bijoux aux femmes, aux hommes les échecs, et aux étudiants les livres païens. A la même date, en Espagne, al-Mansour, pour gagner l’appui des théologiens, fit brûler par milliers les manuscrits grecs et romains de la grande bibliothèque de Cordoue. L’occident chrétien n’a connu aucune crise de vertu de ce genre.
Les « Arabes » ont certainement moins recherché et étudié les auteurs grecs et romains que les chrétiens. Ceux d’Occident n’avaient nul besoin de leur aide, ayant, bien sûr, à leur disposition, dans leurs pays, des fonds de textes anciens, latins et grecs, recueillis du temps de l’empire romain et laissés en place. De toute façon, c’est à Byzance, non chez les « Arabes », que les clercs de l’Europe sont allés parfaire leur connaissance de l’Antiquité. Les pèlerinages en Terre sainte, les conciles œcuméniques, les voyages des prélats à Constantinople maintenaient et renforçaient toutes sortes de liens intellectuels. Dans l’Espagne des Wisigoths, les monastères (Dumio près de Braga, Agaliense près de Tolède, Caulanium près de Mérida), les écoles épiscopales (Séville, Tarragone, Tolède), les rois et les nobles recueillaient des livres anciens pour leurs bibliothèques. Ce pays d’Ibérie servait de relais sur la route de mer vers l’Armorique et vers l’Irlande où les moines, là aussi, étudiaient les textes profanes de l’Antiquité. Peut-on oublier que les Byzantins ont, dans les années 550, reconquis et occupé toute l’Italie, les provinces maritimes de l’Espagne et une bonne part de ce qui avait été l’Afrique romaine? Que Ravenne est restée grecque pendant plus de deux cents ans et que les Italiens appelèrent cette région la Romagne, terre des Romains, c’est-à-dire des Byzantins, héritiers de l’empire romain ?
Byzance fut la source majeure de la transmission. Rien n’est dit non plus du rôle des marchands d’Italie, de Provence ou de Catalogne qui, dès les années mille, fréquentaient régulièrement les escales d’Orient et plus souvent Constantinople que Le Caire. Faut-il les voir aveugles, sans âme et sans cervelle, sans autre curiosité que leurs épices ? Le schéma s’est imposé mais c’est à tort. Burgundio de Pise, fils d’une riche famille, a résidé à Constantinople pendant cinq années, de 1135 à 1140, chez des négociants de sa ville. Il en a rapporté un exemplaire des Pandectes, recueil des lois de Rome rassemblé par l’empereur Justinien, conservé pieusement plus tard par les Médicis dans leur Biblioteca Laurenziana. Fin helléniste, il a traduit les ouvrages savants de Gallien et d’Hippocrate et proposa à l’empereur Frédéric Barberousse un programme entier d’ autres traductions des auteurs grecs de l’Antiquité. Cet homme, ce lettré, qui ne devait rien aux Arabes, eut de nombreux disciples ou émules, tel le chanoine Rolando Bandinelli, qui devint pape en 1159 (Alexandre III).
Rendre les Occidentaux tributaires des leçons servies par les Arabes est trop de parti pris et d’ignorance : rien d’autre qu’une fable, reflet d’un curieux penchant à se dénigrer soi-même.
Jacques Heers, extraits, Nouvelle revue d’histoire, N°1
Agrégé d’histoire, il a été professeur aux facultés des lettres et aux universités d’Aix-en-Provence, d’Alger, de Caen, de Rouen, de Paris X-Nanterre et de la Sorbonne (Paris IV), directeur du Département d’études médiévales de Paris-Sorbonne.
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